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GOUDJI

Nous nous souvenons toujours de ce qui vient

Saint Grégoire de Nysse

 


On a déjà beaucoup écrit de Goudji et de son art, unique entre tous. Qui est-il ? Un sculpteur ? Un orfèvre ? Un alchimiste ? Je vois en lui un homme rebelle à toute définition, les contenant toutes, et les annulant les unes par les autres. Un cas unique. Inclassable. Comment voulez-vous qu'il soit moderne ou archaïque ? Ce débat est sans fin, étant vain. Au premier regard, ses créations se nouent et se dénouent comme une géographie où l'imaginaire le dispute à l'histoire. Le génie de Goudji éclate, en ce qu'il fait le lien entre le génie de l'Orient et du Nord. Il possède le style géométrique et animal, commun à toutes les civilisations anciennes. Ces deux styles définissent originellement deux conceptions très différentes de l'espace et de la vie, l'une se rattachant à la pictographie imitative des primitifs, aux habitudes des peuples chasseurs, aux facultés d'observation des nomades, l'autre aux puissantes et regulières combinaisons linéaires dont l'art néolithique a légué la tradition à l'âge de Bronze. Mais contrairement aux artisans, Goudji est un artiste dans la mesure où ses sculptures ouvragées dans l'or ou l'argent, serties de pierres, animées par les mythes, ont pour support, non quelque fiction de l'espace, mais l'espace même. A commencer par l'espace intérieur, où la matière satisfait aux exigences les plus élémentaires des enthousiasmes de l'âme.

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Nous avons sous les yeux un chatoiement de tons rares, parcouru d'orbes, de spires, de zigzags, de flexions et de saccades où sont pris dans un inextricable filet des formes qui font partie du même réseau et qui sont engendrées par lui. Qu'elle suivent des ondulations de pur caprice ou comme dessinées par la nature, les oeuvres de Goudji sont semblables aux veines des décors sufiques, où la lettre prend une physionomie vivante, elle est fleur, elle est oiseau, elle est taureau, mais en même temps elle résorbe sa forme organique en des noeuds multipliés. La contemplation des oeuvres de Goudji est infinie : la perfection n'est pas d'imposer une finition, mais que la finition s'excède toujours elle-même. Le chiffre unique est la somme de tous les possibles. Une oeuvre de Goudji les résume toutes, comme chacune résume la tradition qui lui a donné vie, sans jamais s'y enfermer.

 

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Mais ne dire que ce qui relie Goudji au passé risquerait de voiler l'essentiel, encore que cette fusion soit un mystère, à la mesure de l'homme, pudique et puissant. Ne nous trompons pas : ce sont les statues étrusques qui donnent leur modernité à celles de Giacometti, de même que Brancusi n'est jamais si moderne que lorsqu'il retrouve l'art des cyclades. De Crête à Guernica, le taureau divin est le même, contre lequel Thésée n'en finira pas de lutter, jusqu'à ce que la mort s'en suive. Peignant le Minotaure, Picasso savait que le labyrinthe des civilisations est plus ouvert que celui des critiques condamnés à errer, et à mourir dévorés, quand l'artiste affronte, d'âge en âge, le monstre d'une mémoire sans histoire pour tenter de s'en délivrer. Et parmi les sculpteurs, ce n'est pas à Rodin ou Bourdelle, qu'on eût fait la leçon pour leur faire abjurer leur amour de l'art si frais, si naïf qui éclôt sur le sourire des saints et des saintes au tympan de la cathédrale de Chartres.

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Avec ces deux maîtres, Goudji est sans doute un artiste vraiment actuel du XXème siècle. Il n'en a cure. On connaît l'argument : soyez de votre époque, faute de quoi l'époque ne sera pas à vous. Tention diabolique en vérité. Goudji est de son temps, précisément en ce qu'il lui échappe. C'est un classique pour les temps futurs, dont il apparaîtra l'archéologue - quand il ne restera plus rien que l'oubli des querelles de nos contemporains. Son oeuvre ne prolonge rien. Elle s'invente. Elle ne vient pas du passé, mais de l'avenir. D'où son élégance, invisible comme l'ange de Rilke, à chiffrer l'espace en figures intemporelles et, pour tout dire, sans doute éternelles. En vérité, Goudji n'est pas plus de son temps que le temps ne s'enferme en aucune de ses oeuvres portées par le souffle immémorial et prophétique de la création.

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Béatrice Comte a écrit de Goudji que son art est total. Artiste ? Artisan ? C'est la gloire de Goudji de connaître seul des techniques qu'il transcende par l'imagination. La lumière des toiles de Vermeer n'est-elle pas le fruit du plus savant des artisanats ? Et n'est-il pas absurde qu'à l'inverse notre époque, acharnée à ne vouloir parler que d'"artistes", ne promeut plus que l'art conceptuel, où l'idée répétitive tient lieu de création, en même temps qu'elle exalte la photo et le design, tous deux d'utilisation mécanique ! Philippe Sollers me disait un jour qu'on devrait payer de manière fictive les peintres qui font des toiles fictives, ignorants des règles élémentaires du métier de peindre. Goudji connaît les matériaux qu'il emploie sur le bout des doigts. Il n'ignore rien des exigences de la pierre qu'il taille, comme de la rigueur extrême des symboles. Je ne connais que lui pour créer, en même temps, un collier comme le maître-autel de la cathédrale de Chartres. Car quelle qu'elle soit, une pièce de Goudji est toujours habitée de toutes les courbes de la vie. Même une de ses oeuvres de petite taille retentit de la grandeur de ses plus audacieuses architectures, comme la plus imposante de ses créations garde la finesse de la moindre de ses créations.

Ce secret a nom l'équilibre, c'est-à-dire l' harmonie pensante.

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 A mesure que Goudj déploie ses créations, plusieurs choses me retiennent : d'abord sa capacité, proprement phénoménale, à travailler, alliée à un renouvellement inouï et constant de ses formes comme de ses thèmes. Ensuite l'humour serein qui habite son bestiaire. Comme je lui parlais de la pianiste Hélène Grimaud, qui vit au milieu d'une meute de loups, Goudji, pourtant réticent à l'endroit de cet animal, tant ses préférences vont naturellement aux bêtes qui ne sont en rien prédatrices, fit aussitôt une pièce intitulée Le sanctuaire aux loups. Ce chef-d'oeuvre, où l'on voit trois loups protéger avec hauteur le plat d'argent qui les porte, scellait la réconciliation du créateur avec des créatures, enfin rendues au rôle que leur avait assigné Apollon : être les gardiens de son oracle. Plus généralement, le style animalier de Goudji est peut-être la plus puissante force opposée à l'obsession de l'humanisme destructeur, à la prodigalité de l'image de l'homme nécessaire et suffisante. Et en traitant souvent plusieurs bêtes l'une dans l'autre, le serpent devenant oiseau, et l'oiseau hampe d'aiguière, Goudji les libère, avec une beauté sans précédent, dans le temps et l'espace. N'est-ce pas d'ailleurs Isaïe qui affirmait que lorsque le loup et l'agneau vivront ensemble, la promesse de Dieu sera accomplie ? Jusque dans le traitement des animaux, la recherche de Goudji n'est pas celle du temps perdu, mais bien du paradis à venir.

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Autre chose d'importance : de même que le français Paul Claudel était un écrivain empreint d'influences chinoises, Goudji, pourtant d'origine géorgienne, est un créateur d'ascendance française, et de la France la plus classique, celle du XVIIème siècle. Il ne cesse de méditer avec Couperin, et ses Leçons de Ténèbres chantées par Alfred Deller, comme il converse tous les jours avec Poussin, son maître intime, dont l'autoportrait visible au Louvre, lui est comme un miroir en son atelier parisien. Ses goûts le portent vers le classicisme, qu'il interprète, par l'esprit, comme l'équilibre d'une force toute intérieure. On aurait tort de croire que Goudji est l'homme d'une culture exclusivement tournée vers l'antique. Il accorde l'antique et le moderne, sans renoncer au sentiment chrétien, tel que la France l'a imposé au monde. Et en toutes ses pièces, qu'elles aient vocation à être profane ou religieuse, il renouvelle les trois, l'un par l'autre. Il va loin, car il vient de loin.

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Je me souviendrai toujours de la rencontre entre Goudji et Edmond Jabès, l'immense écrivain du Livre des Questions. Etonnante et émouvante rencontre entre un sculpteur qui avait dû fuir l'enfer communiste et un poète qui n'avait cessé de témoigner de la déchirure mortelle causée par Auschwitz et le mal nazi; entre un orthodoxe qui avait découvert la foi avec la liberté, à son arrivée en France à l'âge de 33 ans, et un Juif qui ne s'était senti Juif qu'après son expulsion d'Egypte en 1956; entre ces deux nomades, ces deux solitaires, ces deux exilés absolus, rivés au seul salut de la création. Edmond Jabès venait de se rendre à une exposition de Goudji. L'homme qui écrivit un jour avec un désespoir, mêlé de folle espérance: " A ces limites, quel désir oserait se présenter comme désir, sinon l'infini désir, le ciel intouchable au pied duquel sont venus mourir nos désirs, avec nos limites; sinon l'azur épris de l'azur, au-delà des horizons ?", cet homme, qui affirmait "enfin savoir " , prit simplement la main de Goudji avec ses deux mains, et, l'une des dernières fois, sans rien ajouter, eut ce long et beau sourire qui éclaire l'âme.
 

 

Stéphane Barsacq


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